J’ai habité quelque temps, un hôtel meublé rue Capron, non loin de la place Clichy. Je me souviens que je trainais dans les cafés du quartier finissant mes journées par une ou deux séances de cinéma. Je m’offrais ensuite une bière pression au Wepler, cette grande brasserie aux allures de vaisseau spatial d’un autre temps. Je surveillais du coin de l’œil les clients attablés au restaurant. Je les imaginais écrivains, acteurs, cinéastes. Je crus plusieurs fois croiser Miller, mais ce n’était que son ombre qui hantait ce lieu.
Pourtant un soir, je vis un homme qui ne me semblait pas inconnu. C’était un drôle de vieux monsieur en costume de lin et à la peau mate. Je me suis remémoré sa silhouette lorsqu’il entra et dès qu’il retira son pardessus et son chapeau. Il croisa mon regard de ses yeux verts perçants. Lui aussi m’avait-il reconnu ? Tant d’années ont passé.
J’attendis qu’il finisse de diner pour m’approcher.
- Excusez-moi, mais n’êtes-vous pas Monsieur Kerdozian ?
Il posa calmement sa tasse de café et plongea à nouveau ce regard incroyable dans le mien. J’aurai dû être inquiet, impressionné, au mieux intimidé, mais ma voix était étrangement calme face à ce vieux monsieur que j’avais vu durant mon enfance au côté de mon grand-père. L’homme avait, il est vrai, une réputation sulfureuse.
- Je suis le fils de Jacqueline. Ai-je continué en tendant la main.
Il sourit en me faisant signe de m’assoir.
- Je sais, a-t-il dit, je t’avais reconnu, tu as les yeux de ta mère.
Il a fait signe au serveur et il commanda un Armagnac pour lui et une autre pression pour moi.
J’étais aux anges. Je compris soudain que depuis des semaines j’attendais donc cette rencontre sans en être conscient. Tout se passait lentement et semblait se dérouler comme dans un rêve. Je vivais un de ces moments qui constituent des renversements.
- Ton grand-père Nicolas était mon meilleur ami. Tu sais, on s’est connu à Alexandrie. Murmura-t-il avec malice.
J’étais impatient de boire son récit, de tout savoir de cette vie secrète dont ma mère n’avait jamais soufflé mot et qui se limitait pour moi à des photos jaunies prises après guerre, en ces contrées lointaines. Mais il ne dit rien se contentant de me regarder, de sourire et de me fixer sans cesse en buvant son alcool.
- Tu as vraiment les yeux de ta mère. C’était une très belle femme. Je vis à Nice maintenant a-t-il expliqué, je ne viens que rarement à Paris. J’y ai été trop longtemps tricard, j’ai perdu l’habitude. J’ai vécu trop longtemps dans un autre monde. Ici je ne rencontre plus que des fantômes.
Il n’a plus rien dit me questionnant seulement sur mon activité, ma peinture. Puis il prit congé, avec élégance et discrétion comme s’il avait toujours une interdiction de territoire au-dessus de la tête. Je l’accompagnais jusqu’à la station de taxis. Il fumait toujours ces incroyables cigarillos. L’odeur me rappelait ceux que fumait Jacqueline.
- Tu sais, les affaires de ton grand-père étaient honnêtes. Ta mère a toujours pensé qu’il avait fait de la prison à cause de moi. Mais dis-lui, dis lui que je n’y suis pour rien.
Il est monté dans un taxi lui indiquant l’adresse du Royal Monceau.
- Tu lui diras promis ? Tu sais, j’étais très amoureux d’elle. Si tout cela n’était pas arrivé. Fit-il en claquant la porte en laissant planer le silence.
Le vieux renard soignait ses sorties.
J’avais tellement de questions que je voulais courir après la voiture. Rien, il ne restait que la pluie de Paris en flaque après le départ du taxi.
Le lendemain, je suis allé à l’hôtel Royal Monceau, mais on me dit que personne n’était descendu sous le nom de Kertozian. Comme je décrivis sa silhouette parfaitement identifiable la jeune femme répondit :
- Ha oui ! le monsieur égyptien, il est parti très tôt, il avait un vol pour Casablanca.
Je souris, il n’avait donc pas changé. Je l’imagine montant dans le taxi, le sourire aux lèvres en pensant à sa secrète histoire d’amour avec la fille de son meilleur ami.
La réceptionniste de l’hôtel est charmante et s’amuse de mon récit et elle a finalement lâché le vrai nom du vieil homme élégant. Il s’appelle Albert Letourneur. Internet et quelques archives de journaux plus tard m’apprirent qu’il a purgé quelques années de ratières pour proxénétisme et salles de jeux clandestins après guerre. Il a été impliqué dans plusieurs escroqueries en Égypte et vit désormais dans un pavillon à Vaulx-en-Velin.
J’ai menti aussi, je n’ai pas eu le courage de dire au vieil homme élégant du Wepler que ma mère n’est plus de ce monde depuis deux ans.
Je me suis acheté un de ces fameux petits cigares et j’ai marché sous la pluie jusqu’à la place des ternes. C’est là que tout a commencé. Mais je ne saurais jamais quoi exactement. Il ne me reste que l’odeur des cigarillos...
Ce texte est désormais dans l'ouvrage " Opus " parut aux éditions lilo en 2018.
Voir aussi sur ce blog note
A propos d'Arthur Miller.
http://www.malaxi.net/passage/2008/03/place-de-clichy.html
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