Je suis allé jusqu’à la Veilleuse de Belleville, la terrasse que fréquentait mon grand-père paternel : Gabriel. Je ne peux me résoudre à penser que les lieux n’ont pas de mémoire. Il suffit de s’assoir là, commander un café et regarder dans le miroir pour voir remonter quelques souvenances. Gabriel jouait aux dominos chaque jeudi en buvant l’anisette. J'étais enfants, je dessinais ou faisais mes devoirs sur la table du coin. On racontait des histoires d’avant-guerre. Le lieu était habité d’autres souvenirs à l’époque. Comme si les souvenirs des autres s’empilaient sur les nôtres. Je me souviens de Monsieur Georges buvant un picon bière. Cette année-là l’état d’urgence flottait en uniforme dans la rue étant donné le putsch d'Alger. Je me souviens que la serveuse me souriait en m’apportant une limonade. Je me souviens que son mari travaillait dans un fort aux halles. Je me souviens que la police avait des camionnettes que l’on appelait des "paniers à salade", tout gris et rond comme des suppositoires. Je me rappelle que l’atelier de la rue Olivier Métra ferma en pleine journée malgrés les commandes en cours. Les machines à coudre avaient arrêtées leurs cliquetis pour ne plus laisser place qu’à un silence inhabituel. Il me reste des reflets de mémoires dans le miroir, mais aussi des parfums et la douceur des tissus que l’on caresse en écoutant le grand-père discuter de la situation préoccupante avec les clients. Ils parlaient de la police qui avait pris le métro à Charonne. Mes souvenirs transforment ces gens en fiction , je me souviens de George Perec évidement. Ils racontent que le grand miroir de la brasserie n'a pas peur des attentats, il a résisté à un obus de la grosse Berta qui blessa une chanteuse mais ne le brisa pas.
J'écoute ces reflets de résurgences remonter à la surface.
J’ai la tête dans toutes ces mémoires superposées jusqu’à ce qu’une silhouette s’approche. S’assoie en face de moi.
Ai-je l’air étonné ou simplement perdu dans mes pensées ?
La jolie fille grimace, elle a l’air exaspérée :
- Nous avons rendez-vous, tu ne t’en rappelais pas ?
J’avais complètement oublié la raison de ma venue ici.
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